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textes

Hélène Majera ou la Passion de l’image

Le couteau n°12, mai-juin 2006

par Emmanuel Lincot, critique d'art

 

Cour pavée, rue de Montreuil, escaliers. Je salue Hélène Majera pour la deuxième fois. Atelier lumineux. Lames d'un parquet très ancien. Au centre une table. A gauche, des toiles. A droite, un plan de travail. L'artiste me parait immense au milieu de tout cela. Sur un chevalet, je vois, reproduite, La Dame à l'hermine de Léonard. Un drap puis la forme d'un corps entourent cette scène. A l'extrême de la pièce, des tableaux de couleurs grise, noire et blanche. C'est une série. Des images d'actualité qui sont celles du Désastre. On y reconnaît le mur qui sépare Israël de la Palestine, une héroïne révolutionnaire de l'Intifada, d'autres sont empruntées à la chaîne arabe, Al Jazira. Mon regard se pose sur une citation de L'Origine du monde peint par Courbet. A quelques mètres de là, des monochromes de couleur rouge. Ce sont de très grands formats. Enfin, Hélène Majera me montre une vidéo : eurythmie de formes accompagnées de sonorités qui s'entrechoquent… Je m'oriente vers la porte où figurent les suppliciés de l'affiche rouge. Puis, je sors. Il faudrait peut-être revoir ces tableaux dans le noir. Et seul. A la question posée : pourquoi la Palestine ? Parce que la Grèce. Il y a là une trajectoire qui bien au-delà d'un engagement de pure forme nous renvoie à l'économie des visibilités de l'Occident et à une question indissociable du rapport dialectique entre l'image et l'histoire qui est celle de l'éthique. Pour une artiste comme Hélène Majera, l'éthique se pose en terme de style. Entendons nous bien : le style n'est pas une esthétique mais un rapport entre l'étape d'une appropriation et celle d'un don toujours renégocié. Ou pour parler le langage de Walter Benjamin, le style est la pratique d'un art qui consiste à « se fondre dans le réel pour démaquiller la réalité et en tirer un enseignement »1. De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, la démarche de cette artiste n'est pas étrangère à celle de l'historien ; l'un comme l'autre prenant toujours la réalité à rebours. Mais revenons à cette trajectoire : de la Palestine à la Grèce. L'œuvre et la vie de Hélène Majera se confondent en une dualité sur laquelle se fonde le destin de notre propre iconocité. Incorporation territoriale et visée spirituelle sont unies dans ce double attachement qu'éprouve l'artiste pour une interrogation des regards dans la perspective de la Loi et une culture grecque, à laquelle appartient Hélène Majera, qui fut aussi le vecteur d'une parole biblique libératrice réhabilitant par le sacrifice d'un Dieu fait homme le sang des femmes. C'est dans cette optique qu'il faut interpréter l'extraordinaire beauté des monochromes rouges peints par Hélène Majera. En les contemplant, je ne puis m'empêcher de me référer aux pages lumineuses écrites par Marie José Mondzain : « Pour que la peinture, libérée par le sang, soit licite grâce au sacrifice sanglant de l'image filiale, il faut qu'une mère immaculée et non maculante laisse à son fils la mission de tacher les linges et de fonder les iconocités. Le règne filial de l'iconocité se trouve ainsi inauguré par la puissance révolutionnaire de celui qui arrête le sang des femmes…et fait boire du sang aux Hébreux. « Ce n'est pas, dit-il, ce qui entre par la bouche qui est impur, mais ce qui en sort. » L'origine du péché n'est pas dans l'impureté des choses, mais dans celle des sujets qui les produisent. Les images sont innocentes, voir n'est pas un péché, les yeux ne sont pas coupables de cécité »2. Ces grands monochromes rouges sont autant une exhortation à voir qu'une Passion, la plus christique qui soit dans son acception, pour l'image et son pouvoir résurrectionnel. Il y aura toujours à voir, semble nous dire l'artiste, pour qui en aura le courage et saura respecter l'écart qui sépare l'invisible des regards.

 

Emmanuel Lincot

 

1- Cité au séminaire de Georges Didi-Huberman (EHESS-Mars 2006) et extrait de Petite histoire de la photographie.

2- Marie José Mondzain, Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 88

 

 

Hélène Majera

Froggy’s delight / Interview du 25 juillet 2005

 

Nous avons découvert Hélène Majera, peintre, lors de son exposition «Dead zones» à La Galerie en avril 2005.

Grande, mince, brune, toujours de noir vêtue, le cheveu et l’oeil noir, la peau blanche et les lèvres rouges, elle est flamboyante. La voix rauque et la main virevoltante tenant souvent une cigarette subjuguent. Ses toiles noires, rouges, grises fascinent.

Elle nous a fort gentiment reçu dans son atelier pour évoquer sa carrière et ses projets.

 

Quand, comment et pourquoi êtes-vous venue à la peinture ?

HM: Je suis venue à la peinture par le dessin et notamment l’illustration publicitaire qui marchait fort bien.

Pour avoir davantage de liberté dans mon travail et parce que je pensais avoir des choses à dire, je suis passée à la peinture.

 

L’illustration répondait déjà à une démarche artistique ?

HM: Oui, depuis toujours je dessinais. J’ai suivi un enseignement d’arts graphiques dans un lycée technique et puis je me suis lancée en free-lance dans le monde du travail, d’abord dans le dessin de mode puis l’illustration publicitaire dans lequel je réussissais plutôt pas mal. (Ndlr : Hélène Majera a reçu 4 prix*). L’art de l’époque se tournait vers les pochettes de disques, la couverture des livres et bien sûr l’affiche. Le format des affiches 4 mètres par 3, qui est un format assez pictural me passionnait.

Au fil du temps, la destination de l’illustration qui était un support essentiellement commercial m’a gêné. Outre le savoir-faire, il y a des choses singulières que l’on essaie de faire passer, or, cela devenait de plus en plus difficile. Je me suis donc mise à la peinture à l’huile et à une expression totalement personnelle.

 

J’ai trouvé beaucoup d’écrits sur votre fameuse série des Cent noirs. Y a-t-il eu autre chose avant et cette période a-t-elle une signification en termes chronologiques ou personnel ?

HM: Les Cent noirs ont correspondu à une vraie rupture au niveau de ma peinture. Avant, j’avais commencé par des toiles de grande taille mais dont les sujets découlaient de mon savoir-faire tels que des personnages féminins.

 

Vous ne citez guère cette époque. S’agit-il d’un reniement ?

HM: Contrairement à ce que l’on pourrait croire ce n’est pas un travail sur le sombre, c’est un travail sur la lumière. Ensuite , je me suis essayé à d’autres couleurs. Le blanc ne m’intéressant pas, je suis partie sur une série sur le rouge. Toujours suivant la même technique de superposition de couches, car au bout du compte c’est d’abord un travail sur la temporalité spécifique de la peinture à l’huile.

Et cette temporalité est anachronique car cela demande du temps autant pour la regarder que pour qu’elle se développe. Mais cela me paraît fondamental. Je ne suis pas revenue au noir car je pense que je suis parvenue là à quelque chose, qui pour moi, est indépassable pour le moment.

 

Ce travail est une recherche sur la couleur, sur la matière, sur la lumière, sur le sens ?

HM: Ce n’est pas un travail sur le sombre, c’est un travail sur la lumière mais aussi sur la couleur. Ensuite, je me suis essayé à d’autres couleurs. Le blanc ne m’intéressant pas, je suis partie sur une série sur le rouge. Toujours suivant la même technique de superposition de couches. C’est aussi un travail sur la temporalité de la peinture à l’huile.

 

Pourquoi la série ?

HM: Parce que je fonctionne ainsi. Cela permet de voir jusqu’où on peut aller et en apprécier l’intérêt qui au départ n’est pas connu même de moi.

 

Les Cent noirs vous ont apporté une grande satisfaction et reconnaissance. Avez-vous connu le même succès avec les rouges ?

HM: Un petit peu moins. Parce que finalement le changement de couleur a, en quelque sorte, un peu dérouté le public. Mais je ne peux pas m’enfermer dans une ligne directrice permanente. J’ai besoin de prendre des chemins de traverse peut-être d’ailleurs pour revenir plus tard à mon point de départ. Le fil rouge reste le questionnement de la temporalité.

 

Votre dernière exposition en date «Dead zones» (Ndlr : exposition à La galerie du 6 au 17 avril 2005) présentait un travail un peu différent dans la mesure où la couleur était le gris et où elle regroupait des toiles peintes à partir de photographies sur un thème précis.

HM: Je suis revenue d’une certaine manière à la représentation sans que cela me pose problème car la peinture, peinture abstraite comprise, représente toujours quelque chose. La peinture est un des arts les plus anciens que l’on a souvent déclarée morte mais qui, tel un phénix renaît toujours de ses cendres et a gagné depuis toutes les libertés.

Les gris, qui ne sont faits qu’avec du noir et du blanc sortis des tubes représentent une contradiction apparente pour faire de la peinture un simple moyen de reproduction de ce qu’est l’image d’aujourd’hui, c’est-à-dire la photo.

 

Le thème, la guerre, les atrocités, n’est pas particulièrement festif. Pourquoi ce choix ?

HM: Le parti pris de départ était de faire avec la peinture un travail sur l’image et surtout sur les images du flux continu médiatique, sans sortir de l’atelier et en utilisant Internet. Or ce travail a été réalisé entre 2002 et 2004 pendant les guerres en Irak et en Afghanistan. Les photos d’actualité viennent pour la plupart du net que j’ai toutes transposées sur un format identique et panoramique .

Le projet sous-jacent, même s’il n’était pas totalement abouti dès 2002, était de dresser un tableau du monde fait d’une série de tableaux dans une mise en perspective d’images d’actualité avec des images plus anciennes. La nécessaire distanciation de la peinture donne alors un autre sens à ce qui fut, avant, de la photo. Techniquement, il s’agit toujours de peinture classique bien que contemporaine et je reste fidèle au monochrome.

 

Vous êtes signataire de l’appel «Refusons la guerre» contre la guerre en Irak et votre exposition Dead zones s’inscrit dans ce schéma. Il s’agit donc d’un engagement politique ?

HM: Oui. J’ai une conscience politique. Je ne suis pas une militante hyperactive et j’ai voulu le faire passer de manière explicite dans ma peinture. Même si cela existait déjà car le choix du noir et du rouge ne relève pas du hasard. De plus, il me paraissait intéressant de confronter la peinture à l’histoire avec un grand H : peut-on encore faire une peinture historique ? Quel intérêt cela peut-il avoir ? C’est un questionnement de plus pour moi.

 

Quels sont vos projets ?

HM: Le sujet de ma peinture est la peinture elle-même. Je questionne la peinture que je ne conçois pas comme un objet décoratif mais comme un travail de réflexion sur la signification intrinsèque de la peinture.

Quelle est la finalité de la peinture en tant qu’art aujourd’hui au delà de la contemplation ? Pour moi, la peinture est un espace de réflexion, un objet métaphysique. Donc je réfléchis sur ce que sont ou seraient les nouvelles perspectives pour la peinture.

 

Y a-t-il une visibilité pour ce projet en termes d’exposition ?

HM: Non parce que je ne sais pas quand il va aboutir. De plus, à Paris, il est très difficile de pouvoir montrer votre travail. Je me suis donc orientée vers la construction d’un site sur Internet.

 

Quel est le plus beau compliment ou la plus belle analyse ou compréhension qu’on est fait sur vos toiles ?

HM: Le texte «Egale zéro» du philosophe Jean Lauxerois sur les peintures noires et un texte de Dominique Sigaud sur les rouges qui constitue le premier chapitre de son roman «De chape et de plomb». Il y a également eu une thèse de maîtrise sur le noir intitulée «L’érèbe éclairé - les usages et états de la couleur noire» dont une partie s’intitulait «Regard sur deux peintres actuels : Pierre Soulages - Hélène Majera». Sans oublier la pertinence d’Isabelle Yaouanc dans sa critique de l’exposition 2000 «rouges».

 

Quels sont les peintres qui vous ont influencés, inspirés ou simplement que vous aimez ?

HM: Les expressionnistes abstraits, que j’aime beaucoup, fondent finalement deux directions essentielles : Rothko et Ad Reinhardt qui a peint des toiles noires jusqu’à la fin de ses jours. Ils vont tous vers une abstraction très minimaliste. C’est une question de famille d’esprit et donc de configuration du cerveau.

 

Allez-vous voir les expositions des autres peintres ?

HM: Oui mais pas assez faute de temps. Je pense de plus, que dès que l’on pratique une forme d’expression artistique la moindre des choses est de s’intéresser à l’histoire de cet art et de voir ce que les autres contemporains font.

 

Lors de votre dernière exposition vous aviez évoqué des projets liés à l’image.

HM: Oui, je travaille sur un projet de film d’animation à partir d’une toile et cette idée m’est venue à la suite de la réalisation du montage d’images diffusée lors de l’exposition «Dead zones».

Ce travail s’inscrit toujours dans la recherche de nouvelles perspectives pour la peinture en la confrontant aux nouvelles technologies. Car, en peinture, comme pour toutes les formes anciennes d’expression artistique, on a bien l’impression que tout a déjà été fait. La question est toujours : « Que faire ? Comment le faire ? ».

 

 

Dead Zones

Catalogue de l'exposition « Déchirures de l ‘Histoire » (p. 64-65)

 

Hélène Majera écrit à propos de son travail : « Il n’y a aucune concordance d’espace, de lieu ni de temps, ni lien de causalité entre le regard anonyme d’une enfant d’émigrés, la photographie historique d’un fantôme d’homme à Hiroshima et le mur à miradors de Kalkilya en Cisjordanie. Ce ne sont que des pages éparses qui ne veulent rien dire hors de leur contexte, sans un travail de reliure et d’ajointement dont le but est de faire sens. Ces images, fabriquées à partir du tri sélectif des poubelles médiatiques et des ombres de l’histoire, sont réalisées au moyen de la peinture en tant qu’énième masque de reproduction d’une photographie déjà vue - déjà reproduite - déjà oubliée ; elles jouent sur l’articulation de leurs différences temporelles et de leurs télescopages visuels variables selon leur nombre et leur mise en relation. C’est à la jointure de ces dysfonctionnements que se révèle le travail du spectre et du chiffonnier : un travail sur la construction d’un temps mémoriel à l’œuvre.

 

(...) De mes précédents « monochromes » noirs ou rouges à l’apparente rupture formelle des récentes toiles grises, au-delà des oppositions désormais caduques entre couleur - monochromie - abstraction - représentation - photographie - peinture, il s’agit encore et toujours de travailler le temps au corps de la peinture. Par tous les moyens. Par  l’inscription et la superposition de couches colorées, profondeur et surface stratifiées en un seul plan de temporalité verticale. Où, comme ici, par le biais de l’image et la grâce de l’actualité à l’articulation d’un temps oblique fait à rebours du temps, dans les plis d’un temps composé de noir d’ivoire, cornes et os calcinées et de blanc de titane, du nom d’un élément atomique dans sa version chimique. Des restes de cendres grises.

Hélène Majera

 

 

Hélène Majera « La Peau de la peinture »

Le journal des expositions n°45, mai 1997

Isabelle Yaouanc, critique d'art

 

A contre-courant du flot quotidien des images express que notre société ne se lasse pas de déverser, la peinture d’Hélène Majerane se livre que peu à peu, dans une confrontation qu’elle veut longue.

Aussi, de son exposition à la galerie Kiron, le visiteur distrait pourrait-il ne retenir qu’un alignement sériel de monochromes noirs. Un œil attentif s’apercevrait, quant à lui, que le noir n’est pas si noir et qu’en fait de monochromes, aucune des toiles n’est identique : véritables trompe-l’œil abstraits ! car, pour peu que l’on s’y attarde, on découvre la peinture de cette artiste, la « peau de la peinture ».

Pas de stries ni de rayures, la surface est lisse, comme une belle peau. Lumineuse aussi, car le noir d’Hélène Majera – elle réinvente en y ajoutant quelques pigments de jaune ou de rouge, et ce n’est plus du noir mais bien celui de Majera-, son noir donc, demande à la couleur de faire émerger la lumière des toiles, « comme un soleil sur la mélancolie », aurait dit Ferré. La couleur voilée de noir, dans une éternelle logique, se dissimule pour mieux se donner à voir. Mais c’est une invitation tout en nuances, du bout des lèvres, presque timide. La lumière affleure, ou plutôt effleure, cette surface de noir, capturé par surprise par la couleur, comme dans un jeu de cache-cache. Tout le contraire d’une peinture muette, d’une fin de la peinture, d’une ultimate painting…(même si Ad Reinhardt n’est pas loin). Le noir d’Hélène Majera ne peint pas le néant ; il en est l’exact contrepoint. Plutôt quasar que trou noir !

 

Dans un contexte où il est devenu difficile d’employer la notion de beau sans déclencher une levée de boucliers, disons simplement que les toiles exposées représentent de véritables moments de grâce, devant lesquels l’amateur d’art réapprend à regarder la peinture, longuement, vraiment. La gageure tient à ce noir, à partir duquel semblent se rejouer les enjeux de la peinture, et grâce auquel Hélène Majera détient les clefs d’une peinture agissante.

 

 

 

Galerie, Libération 4 avril 1997

Hélène Majera, Henri-François de Bailleux, critique d’art

 

Du noir, rien que du noir : c’est, au premier coup d’œil, ce qu’on croit voir dans les toiles (une dizaine) d’Hélène Majera. Mais à première vue seulement ; car à les regarder, non pas de plus près, mais plus longtemps, on s’aperçoit d’une part qu’Hélène Majera met le noir au pluriel et d’autre part que ces noirs commencent à frémir.

Il faut en effet s’attarder devant chacun d’entre eux pour découvrir que petit à petit, avec une belle lenteur, ils se « découvrent » et se mettent à vibrer pour faire remonter à la surface leur nature profonde : des champs d’onde, des chambres d’échos, des espaces de lumière très intime venue de l’intérieur et des glissements très subtils, à peine perceptibles, vers des sensations de couleurs, ici une pointe de rose, ailleurs de jaune. Tout le travail (qui n’est pas sans rappeler celui d’un Ad Reinhardt) d’Hélène Majera joue ainsi sur la variation, sur la déclinaison, sur la vibration de la surface (et non des touches) et de l’espace. La surface abordée comme une peau, sensible et sensuelle, et l’espace comme lieu du « sublime », au sens où l’entendait un Rothko.

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